Mundo Agrario, abril-julio 2021, vol. 22, n° 49, e165. ISSN 1515-5994
Universidad Nacional de La Plata
Facultad de Humanidades y Ciencias de la Educación
Centro de Historia Argentina y Americana

Dossier: La historia rural europea, evoluciones recientes

La dimension européenne de la libéralisation des terres et les réformes agraires du milieu du 18e siècle au début du 19e

Jean-Pierre Jessenne

Université de Lille-IRHIS, Académie d’Agriculture de France, Francia
Nadine Vivier

Université du Maine, Académie d’Agriculture de France, Francia
Cita sugerida: Jessenne, J-P. y Vivier, N. (2021). La dimension européenne de la libéralisation des terres et les réformes agraires du milieu du 18e siècle au début du 19e. Mundo Agrario, 22(49), e165. https://doi.org/10.24215/15155994e165

Résumé: Cet article de synthèse veut dépasser le cloisonnement des historiographies nationales pour montrer l’importance des aspirations aux réformes agraires, celles des modes de propriété et d’exploitation de la terre. Dans l’Europe des Lumières, les échanges d’idées et d’expériences agronomiques sont intenses, ils sont indissociables des réflexions sur l’économie politique et l’organisation sociale. Les premières tentatives de réformes, dans les années 1760-1780 suscitent de fortes tensions sociales et des réactions divergentes des Etats européens. La Révolution française agitée par de fortes contradictions, imprime sa marque : elle aboutit à une forme de libéralisme agraire mitigé. Sans imposer un modèle à l’Europe, elle contribue plutôt à accentuer les différenciations nationales : alors que certains pays continuent leurs réformes, d’autres ont une réaction conservatrice.

Mots clés: Europe des Lumières, Révolution française, Échanges agronomiques, Libéralisme, Réformes agraires.

The European features of the land liberalization and the agrarian reforms (c. mid-18th c.-1815)

Abstract: This paper, a summary of current knowledge, aims at showing the widespread aspirations for agrarian reforms in Enlightenment Europe. It goes beyond the compartmentalization of national historiographies and focuses on the intense exchange of ideas and agronomic experiences. The reforms of farm ownership methods are inseparable from reflections on political economy and social organization. The first attempts at reform in the years 1760-1780 gave rise to strong social tensions and divergent reactions from European states. The French Revolution was agitated by strong contradictions, and it resulted in a form of moderate agrarian liberalism. It left its mark on Europe, without imposing a model, it rather contributed to accentuating national differentiations: while some countries carried on their reforms, others embraced a conservative reaction.

Keywords: Enlightenment Europe, French Revolution, Agronomic exchanges, Liberalism, Agrarian reforms.

Le cloisonnement des historiographies nationales, les spécialisations chronologiques et thématiques fragmentent les analyses des changements qui affectent les conceptions de l’agriculture et les rapports sociaux dans les campagnes à partir de la mi-dix-huitième siècle. Pourtant il est frappant de constater à quel point les réformes agraires, c'est-à-dire la transformation des modes de propriété et d’exploitation de la terre, semblent régies, dans toute l’Europe, par les mêmes perspectives de liberté à la fois des personnes, de possession de la terre et de la mise en valeur de ses productions. Ainsi pour les 18e et 19e siècles, il nous semble préférable d’adopter cette acception large de la notion de réforme agraire et non la définition plus précise qui s’est imposée au 20e siècle, surtout après la Seconde Guerre mondiale, et qui se polarise sur une redistribution plus ou moins généralisée de l’accès à la terre. De fait, jusqu’à fort avant dans le 19e siècle, cette acception est demeurée l’apanage de quelques théoriciens ou d’éphémères mouvements politiques eux-mêmes incertains sur la formule de répartition des terres1. En un mot, il s’agit de comprendre le passage d’une libéralisation des terres prônée par un grand nombre d’économistes, agronomes ou philosophes à la mise en œuvre dans des économies agricoles et des sociétés rurales, toujours essentielles, mais réputées d’évolutions lentes et rétives aux influences exogènes.

Pourquoi et comment ce mouvement s’intensifie-t-il alors et touche-t-il toute l’Europe? Pourquoi, malgré le morcellement territorial et les différences profondes entre les pays, implique-t-il fortement tous les Etats dans des réformes agraires ? Au-delà de l’apparente généralisation, ne faut-il pas prêter davantage attention aux discordances dans les politiques nationales ? Sinon, comment pourrait-on expliquer les évolutions très nettement différenciées qui prévalent à la fin du 18e entre continuité des réformes, réaction conservatrice et révolutions ? Replaçant le cas français parmi les autres pays européens, nous essaierons d’appréhender l’importance de ce mouvement libéral.

Nous examinerons d’abord les multiples ressorts mais aussi les limites de l’internationalisation libérale des questions agraires au 18e siècle. La coexistence des convergences et des contradictions débouche sur un trait majeur de la fin du siècle et du début du suivant: la divergence des voies agraires selon les pays, avec de nouvelles modalités d’influences ou de rejets d’un Etat à l’autre.

1. L’internationalisation des questions agraires au 18e siècle

Dans l’Europe du 18e siècle, une évidence s’impose à première vue comme une relative nouveauté, c’est l’intensification des échanges sur les questions économiques, y compris sur l’agriculture.

1.1. Le credo libéral et l’intensité des échanges agronomiques en Europe

L’engouement pour l’économie politique sous-tend le renouvellement des conceptions du bien public au 18e siècle. Bentham la définit comme la recherche « des moyens propres à produire le maximum de bonheur [par]… la production du maximum de richesse et du maximum de population »2. Les physiocrates en France, les caméralistes dans les États allemands, l’illuminismo en Italie, les ilustrados en Espagne s’accordent sur les fondements libéraux de l’économie moderne. Une nouvelle conception de la richesse d’une nation s’impose: le thème de la guerre d’argent du mercantilisme s’efface devant l’idée que la vigueur du marché, les « bons prix », donc l’investissement déterminent le dynamisme économique. La liberté d’entreprendre et de commercer constitue le credo majeur de la pensée libérale formalisée par Adam Smith3.

Appliquée à l’agriculture, la formule signifie en particulier trois priorités : le droit pour l’exploitant d’entreprendre et notamment de cultiver ce qu’il veut, sans tenir compte de règles collectives ou des contrats entre propriétaire et tenancier ; la liberté du commerce étendue aux produits agricoles en dépit de l’enjeu socio-politique crucial que constituent les subsistances ; l’individualisation totale des modes de propriété de la terre et des relations de travail – donc la suppression du servage et plus largement des contraintes héritées du complexum feudale (corvée, taxes et exclusivités seigneuriales mais aussi usages collectifs du sol). L’intérêt pour ces questions engendre une vague de publications, notamment agronomiques, qui accèdent à une large audience. Établissant la bibliographie agronomique, Musset-Patay (1768-1832) constate que celle-ci s’étoffe brutalement après 1750. Alors qu’il ne compte qu’une quinzaine d’ouvrages par décennie au début du siècle, leur nombre monte à 250 pour 1750-60, 290 pour 1760-70, 244 pour 1770-80, vogue durable puisqu’il est publié 362 ouvrages de 1800 à 18104.

L’attention aux agricultures flamande, italienne ou française prévalait jusqu’alors ; puis à partir de 1750 c’est le modèle anglais qui fait fureur. Duhamel du Monceau présente en 1750 une traduction des travaux de Jethro Tull et des comptes rendus de ses propres expériences. Cinq autres volumes furent publiés, de 1750 à 1761. Ces livres de Duhamel du Monceau sont traduits et publiés en néerlandais à Amsterdam en 1762, à Venise et à Madrid en 1774, enfin en allemand en 1784. Peu après, le Hanovrien Albrecht Daniel Thaër, qui a beaucoup lu les ouvrages anglais, publie en allemand une Introduction à l’agriculture anglaise, et il l’envoie à Arthur Young et John Sainclair, les deux agronomes les plus renommés. Arthur Young acquiert la célébrité en publiant les relations de ses voyages agronomiques : dans le nord de l’Angleterre en 1770, en Irlande en 1780, en France en 1788-90. Ces ouvrages sont traduits très rapidement. Ils lui valent une très abondante correspondance avec ses lecteurs, conservée en huit volumes à la British Library. Il faut encore ajouter à cette liste les journaux qui servaient de forum pour discuter les résultats obtenus, tel le Journal de physique de l’Abbé Rozier (1773-1793).

Les échanges de connaissances s’amplifient encore avec l’éclosion de sociétés d’agriculture. Il existait certes des sociétés savantes : Académie des Sciences à Paris (1666), Royal Society for the encouragement of Arts, Manufactures and Commerce à Londres (1754). Mais ce que veut Bertin (1727-1792), contrôleur des finances puis secrétaire d’État à l’agriculture, ce sont des sociétés entièrement consacrées à l’agronomie comme la société d’agriculture de Rennes créée en 1757. Vingt-et-une sociétés éclosent dans les grandes villes de province : en 1761 est fondée la société d’agriculture de la généralité de Paris. Des sociétés locales se multiplient et se répandent dans toute l’Europe occidentale, après l'Accademia dei Georgofili (Florence 1757) et on en compte 547 à la fin du siècle. (Stapelbroek, 2012) Toutes ces sociétés mettent au concours des sujets agronomiques variés pour faire progresser les connaissances et décernent des prix. Autre point commun, elles comprennent des membres étrangers. En 1785, une quarantaine de membres étrangers furent nommés dans la Société de Paris. Duhamel du Monceau appartenait aux sociétés de Londres, Saint Petersburg, Stockholm, Edimbourg, Palerme et Padoue.

Les voyages, quoique réservés aux plus fortunés, étaient courants. Tout comme le Grand Tour sur le continent était inévitable pour la gentry britannique, le voyage outre-Manche fut à la mode. Le comte François de La Rochefoucauld (1747-1827) enchaina de 18 à 20 ans, le Grand Tour en Italie et la visite de l’Angleterre, dont il tira parti pour aménager sa ferme de Liancourt. Il envoya en 1784 ses deux fils François et Alexandre rencontrer Arthur Young. Caspar Voght visita une ferme modèle en Worcestershire pour mettre en œuvre ses méthodes dans ses propriétés près de Hambourg. (Vivier, 2009 y 2017 ; Jones, 2016)

Les exemples pourraient être multipliés, ils contribuent tous à la diffusion des techniques, comme les prairies artificielles, et du système anglais des enclosures ; ce modèle prévaut en Europe occidentale malgré la diversité des conditions naturelles et sociales. Il se répand même outre-Atlantique ; après l’indépendance, les États-Unis connaissent une explosion des publications et la création de sociétés savantes. Pour autant, le fonds commun des préoccupations et l’intensité des échanges ne doivent pas faire illusion : les divergences théoriques et, sans doute plus encore, les désaccords sur les applications ne disparaissent pas dans l’Europe des Lumières.

1.2. Les fondamentaux du libéralisme : une convergence européenne relative

Les désaccords, trop souvent ignorés, se dessinent précocement. En France, dans les années 1750, Vincent de Gournay défend l’hypothèse que la prospérité dépend certes des investissements et des échanges mais aussi du niveau de consommation de l’ensemble des habitants, donc de la répartition des revenus et de la population. (Meyssonnier, 1989) Cette conception attentive à la question sociale, c'est-à-dire aux conditions de vie du plus grand nombre, se manifeste, entre autres préoccupations, dans les inquiétudes démographiques. Au milieu du 18e siècle plusieurs enquêtes sous-estiment lourdement le nombre de Français et on craint le déclin du pays. Cette inquiétude se retrouve d’ailleurs en Espagne ou en Grande-Bretagne, avec notamment les travaux présentés par R. Wallace à la Société philosophique d’Edimbourg5. (Hasquin, 2008, ch.3) De même dans les États des Habsbourg, Marie-Thérèse puis Joseph II sont de fervents « populationnistes». Leur politique agraire est largement dictée par ce souci. Les divergences existent aussi sur la liberté du commerce des grains à propos duquel le napolitain Galiani ou le français Mably critiquent avec force les physiocrates en préconisant une régulation publique en cas de crise.

Même sur cet autre principe fondamental que constitue le droit de propriété les divergences demeurent. Elles se manifestent d’abord dans la variété des situations de fait, face à l’héritage féodo-seigneurial. Dans des pays comme la France ou les Provinces-Unies, non seulement le servage a fortement régressé, mais on considère volontiers que c’est la mise en valeur de la terre qui constitue la véritable propriété, ce que le jurisconsulte Pothier nomme le « domaine utile » en précisant : « Celui qui a ce domaine se nomme propriétaire. [….] »6. Mais une large partie du continent, de l’Europe centrale à la Russie, demeure sous un régime plus traditionnellement féodal, caractérisé par la propriété exclusive des nobles ou du clergé et par le servage paysan. Même le pays du libéralisme, le Royaume Uni, maintient un système de propriété complexe où s’enchevêtrent des statuts juridiques différents. La sacralisation de la propriété foncière recouvre donc des situations variées. Mais sur le plan théorique aussi, les fondements du droit de propriété donnent lieu à débat. En bref, dans la conception naturaliste de la propriété, notamment formalisée par John Locke et fortement développée en France par les physiocrates, la propriété est un droit inhérent à la nature humaine, prolongeant la possession de soi par la propriété des biens ; par conséquent, « Tout gouvernement n’a d’autre fin que la conservation de la propriété »7. (Poumarède, 1990 ; Chouquer-Jessenne, 2019) Mais en parallèle persiste une interprétation, dont Grotius fut l’un des précurseurs, et qui trouve dans Rousseau son défenseur: la propriété ne relève pas du droit naturel –car dans l’état de nature il n’y a pas d’appropriation privée exclusive – mais d’une convention sociale prolongée par la loi issue de la volonté générale. Par conséquent celle-ci peut en modifier l’organisation, notamment pour éviter les dérives inégalitaires. Entre ces deux principales visions s’intercalent des interprétations nuancées, par exemple Montesquieu écarte « l’individualisme possessif » à la manière de Locke aussi bien que l’appropriation publique, où il voit la marque du despotisme. De ces conceptions peuvent dériver différentes politiques agraires, sans parler des idéaux de cité égalitaire, vivaces en Europe souvent en référence à l’Antiquité, Sparte surtout8.

Les décalages se retrouvent plus nettement encore sur un aspect névralgique de la question agraire: l’exploitation. Dans la deuxième moitié du 18e, la conviction de la supériorité du « modèle anglais » s’accompagne de l’idée que le développement agricole passe par la grande exploitation en fermage. L’historiographie a longtemps relayé cette idée. Pourtant dès le milieu du siècle, apparaissent des dénonciations plus ou moins vigoureuses d’une concentration qui menace la subsistance des pauvres et risque de conduire à la dépopulation. Dans les Pays-Bas autrichiens le débat est vif notamment à l’initiative de membres du Conseil privé qui encouragent les publications populationnistes ; parmi elles celles de l’abbé Théodore Mann, membre de l’Académie de Bruxelles en 1773 ; il dénonce l’inefficacité des grands fermiers et la difficulté à s’installer des jeunes gens à laquelle remédierait « la division des grandes fermes » qu’il définit comme dépassant 40ha. (Bruneel, 1990, p. 102) A contrario, en 1782, les Etats de Brabant observent que la limitation des fermes est « une entrave mise à la liberté des propriétaires ». Ils ajoutent « chez les Anglois et les François, les deux systèmes ont chacun ses partisans parmi les écrivains économistes»9. En effet en France par exemple, aux physiocrates s’oppose le Marquis de Mirabeau qui mène campagne en faveur de la petite exploitation paysanne et plaide dans son Ami des hommes, publié entre 1755 et 1758 pour le «petit domaine qui fournit à la subsistance d’une famille laborieuse »10. En Grande-Bretagne, Cantillon ou Wallace attribuent aussi à la grande exploitation la responsabilité de la dépopulation.

En revanche, il est une idée sur laquelle se retrouvent économistes et agronomes des Lumières: la condamnation des usages collectifs de la terre. Ils dénoncent aussi bien les droits d’usage, qui empêchent le propriétaire de choisir ses cultures et leur calendrier11 que les biens communaux. Ceux-ci sont doublement condamnés : à l’infraction au principe de l’individualisme, s’ajoute l’argument du mauvais entretien du pâturage collectif ou des bois. Ces terres sont vues comme une sorte de «frontière à conquérir ». Mais le mode de partage et de mise en culture ou d’exploitation est très débattu. La définition des ayants droit à cet éventuel partage découle de l’origine attribuée à ces propriétés collectives: sont-elles des restes des propriétés communes primitives ou bien relèvent-elles de la propriété des seigneurs qui auraient concédé des droits aux paysans ? Cette deuxième version implique que le seigneur est fondé, en cas de partage, à réclamer un tiers des communs aux dépens des habitants (le triage). En Angleterre, en Prusse, la propriété des communaux est attribuée au seigneur, aussi le partage se fait en sa faveur et celle des vassaux propriétaires. Dans une bande méridienne de l’Europe (des Pays-Bas à l’Italie du Nord) les communaux sont la propriété d’un corps juridique, une communauté d’habitants précisément définie. S’il y a partage, il se fait entre eux en parts égales. (Demelas-Vivier, 2003, pp. 22-28) En France, la monarchie hésite. Elle a le souci des pauvres et décide d’un partage égal entre les ménages ; toutefois elle n’ose mécontenter les seigneurs auxquels elle accorde le triage. (Vivier, 1998)

Ces divergences sur fonds commun d’économie politique largement libérale s’avèrent importantes, mais elles sont en partie masquées par le fait que, dans les années 1750 à 1780, on assiste, malgré les différences de régimes, à une étonnante simultanéité des réformes gouvernementales en matière de pratiques agronomiques et, dans une certaine mesure, d’accès à la terre.

1.3. La vague européenne des mesures de libéralisation agraire (vers 1750-1780)

Un premier ensemble de mesures consiste en encouragements au défrichement et au partage des communaux : dès 1755 en Prusse, en Suisse en 1765, en Espagne en 1767, aux Pays-Bas autrichiens en 1772-73, dans les États italiens des Habsbourg entre 1770 et 1775 (notamment en Lombardie). En France, huit édits concernant chacun une province autorisent le partage des communaux entre 1769 et 178. Même en Angleterre où jusqu’alors les enclosures se pratiquaient sur décision locale et par agreement, les décisions parlementaires se multiplient dans les années 1760-80, imposant un nouveau rythme à ces enclosures. (Turner, 1984) Les travaux de T. Devine sur l’Ecosse (1999) ont confirmé la dynamique qui s’accélère dans les Lowlands à la fin du 18 e à l’initiative conjointe de l’État et des propriétaires avec regroupement des fermes, partage des « commonties », spécialisation et commercialisation des productions.

Mais les décisions ne concernent pas que les pratiques collectives, dans bon nombre de pays, elles s’inscrivent dans une politique de changement agraire plus global. La Scandinavie illustre cette tendance. La Suède commence vers 1750 le remembrement des parcellaires en lamelles, condition préalable à la suppression des usages collectifs. Au Danemark, dès 1757, le roi autorise les clôtures et le ministre Struensee décide en 1771 de limiter les corvées. (Barton, 1986) Puis les réformes continuent grâce à la « co-action » d’une monarchie réformatrice et des paysans, y compris contre la noblesse. (Proskrog Rasmussen, 2010) Sous l’impulsion du ministre Reventlow et du prince royal Fréderic, les tenanciers de la couronne danoise sont progressivement émancipés, le stavnsbånd est aboli en 1788, avec une aide à l’achat de terres par les paysans libres. Dans l’empire des Habsbourg, dès 1748, les mesures se succèdent qui touchent à la domination seigneuriale sur les paysans : confection de cadastres pour plus de justice fiscale, érection d’un Tribunal chargé des litiges entre paysans et seigneurs, suppression des dîmes et banalités du moulin (1779). Devenu archiduc d’Autriche en 1780, Joseph II va plus loin avec l’abolition du travail des enfants et du servage. (Béranger, 2007, pp. 433-444 ; Reinalter, 1980)) Aux Pays-Bas autrichiens, il impose la confiscation des biens des couvents. Il accentue aussi les réformes en Lombardie sous sa souveraineté. Plus largement, la péninsule italienne constitue un intéressant exemple de l’extension des réformes dans la mesure où des dispositions de limitation des prérogatives seigneuriales et d’émancipation paysanne sont prises dans les divers Etats qui constituent la mosaïque italienne (Toscane, Piémont-Sardaigne et duché de Savoie, Parme, royaume de Naples, etc.). (Bevilacqua, 1991, t.II, pp. 105-150 ; Corona, 1995) Dans l’Espagne des Lumières où une petite minorité aristocratique accaparait les revenus fonciers, Charles III, devenu roi en 1759, garde ses idées libérales, et s’entoure d’Ilustrados. Avec son principal inspirateur, Campomanès, il mène une politique qui poursuit le double but de favoriser la paysannerie et d’augmenter la production des cultures en réduisant celle de l’élevage dans un pays où les paysans souffrent des privilèges de la Mesta, cette puissante association des éleveurs ovins transhumants. (Robledo, 1993, pp. 28-42 ; Hernanz, 1998) L’Espagne veut appliquer ce credo moderne à son Empire d’Amérique. Les terres collectives des Indiens servaient à leur survie et au versement d’un tribut. En 1766-67, une série de mesures vise à diviser les terres labourables du patrimoine de ces communautés, malgré les mises en garde contre cette atteinte à l’équilibre de ces sociétés. (Demelas, 2003, pp. 219-298)

Il est néanmoins intéressant de relever que des territoires placés sous une même souveraineté peuvent connaitre des politiques différentes. C’est notamment le cas de la Russie de Catherine II. Sensible aux idées nouvelles, elle prend des initiatives dans les territoires périphériques de son empire, surtout aux Pays baltes. En 1765 les états particuliers de Livonie sont saisis de ses propositions de réforme agraire : droit de propriété des paysans sur les biens mobiliers, vente libre des biens produits par leur travail, normalisation de la corvée, reconnaissance des droits des paysans d’aller en justice contre leur seigneur. En revanche en Russie proprement dite, où elle doit son trône aux nobles, la tsarine adopte des mesures qui alourdissent plutôt la condition paysanne. (Donnert, 2008)

L’esprit et les initiatives vont donc bien dans le même sens. Malgré les différences, ces politiques présentent trois caractéristiques. Des initiatives individuelles existent, mais les mesures sont surtout promues par des princes ou des ministres qui impulsent une politique volontariste inspirée par les thèmes majeurs de l’économie politique et de l’agronomie. En second lieu, ces politiques, inspirées par l’économie libérale, cherchent à promouvoir la pleine propriété individuelle de la terre et la libre exploitation qui implique la disparition des usages collectifs et porte atteinte aux droits des seigneurs. Enfin, elles ne tranchent pas la question de la répartition foncière qui est une question sociale autrement plus complexe. S’opposent alors deux visions : celle des économistes libéraux qui veulent favoriser la mise en culture par ceux qui possèdent les terres et les capitaux, et d’autre part les revendications populaires à obtenir un lot pour assurer leur subsistance, ce qui est incompatible avec les privilèges laissés aux seigneurs. Le changement de modèle économique déstabilise le système social ancien. Ces contradictions et ces antagonismes constituent des éléments essentiels du climat politique et social de l’Europe à partir de 1780.

2. Entre réaction et révolutions : la divergence des voies agraires selon les pays (des années 1780 au début du 19e siècle)

En fait tout se passe comme si, au fur et à mesure de leur diffusion, les impulsions politiques et les réformes mettaient en branle l’ensemble du corps social en faisant partout rejouer la triangulation système seigneurial/ revendications paysannes et communautaires/implications des autorités publiques. Les Ilustrados espagnols ont d’ailleurs clairement soulevé l’interrogation: comment réformer les structures agraires sans un changement des structures de domination sociale? Les tensions sont quasi générales.

2.1. L’Europe agraire des années 1780: contestations et contrastes

La France offre un exemple des tensions suscitées par les réformes. La politique ambivalente en matière de communaux multiplie les conflits. (Demelas, 2003, p. 36) Toutes les parties sont mécontentes et la multiplication des actions judiciaires des communautés villageoises contre leurs seigneurs est un symptôme de ces tensions. Ces actions s’observent aussi en Bohême où les protestations contre les sévices perpétrés contre les serfs et les rumeurs d’abolition de la corvée donnent lieu à la formation de syndicats paysans. Une deuxième forme de contestation paysanne, certainement plus courante encore, mais plus difficile à cerner, est celle des actions ponctuelles contre des opérations jugées attentatoires aux intérêts villageois. Les bris de clôture à l’occasion de privatisation de communaux sont observables partout, y compris au Royaume-Uni souvent présenté à tort comme le pays de l’enclosure sans frein. (Neeson, 2003). Restent enfin les révoltes plus massives un peu escamotées entre jacqueries et révolutions. Les soulèvements sont pourtant spectaculaires dans les États des Habsbourg : Bohême en 1775, Transylvanie en 1784. Dans ces deux cas, les initiatives du gouvernement de Vienne suscitent la réaction de la noblesse et activent la mobilisation paysanne pour obtenir la mise en œuvre de la politique qui leur est favorable. Horéa, meneur de la révolte en Transylvanie, va jusqu’à demander l’abolition de la noblesse et le partage de ses domaines entre les paysans. Face à ces revendications radicales, la répression est brutale mais Joseph II abolit en 1785 la servitude personnelle en Transylvanie et en Hongrie. (Bourdin, 2008 ; Lemarchand, 2011)

Pourtant à cette date, l’Europe est déjà en train de basculer vers des politiques et des évolutions fort contrastées.

2.2. Le choc de révolutions diversement agraires12

Il est intéressant de rapprocher les cas des Pays Bas autrichiens et de la France, voisins mais très différents sur le plan à la fois de l’implication paysanne et de la portée des mesures agraires.

Aux Pays Bas autrichiens, la révolution, au départ provoquée par les dissensions sur les réformes, tourne court. Les mesures prises par les souverains Habsbourg et plus ou moins relayées par les états provinciaux ont eu des effets indéniables mais paradoxaux. Le seul édit du 17 mars 1783 prévoit la suppression de plus de 170 couvents et la gestion de leurs biens par une Caisse de religion qui doit affecter les revenus aux paroisses et à la bienfaisance. Bien entendu ces mesures suscitent l’hostilité conjointe de l’Église, en particulier du clergé régulier, de la noblesse ainsi que des défenseurs des prérogatives des états provinciaux qui voient dans ce despotisme, fût-il éclairé, une atteinte insupportable aux privilèges traditionnels des Pays-Bas. Les oppositions et leurs deux courants principaux, l’un plutôt libéral, l’autre conservateur et pro-catholique, convergent en 1787-1789 dans le refus des Habsbourg et la proclamation en 1789 des États Belgiques Unis indépendants. Cette révolution est peu relayée dans les campagnes dont il n’est guère question dans l’acte d’Union. Faible soutien et divisions exacerbées entre courants facilitent l’écrasement de cette révolution inachevée par le nouvel empereur Léopold II à la fin de 1790. De nombreuses mesures agraires sont alors rapportées, mais le sort des Pays-Bas va largement dépendre de la Révolution française.

La France se caractérise par la connexion très forte entre d’une part plusieurs sujets traditionnels de protestation (persistance de l’inégalité fiscale, prélèvements et droits seigneuriaux, etc.), d’autre part les mécontentements suscités par les réformes libérales13. La crise textile et celle des subsistances finissent d’aggraver les tensions en 1788-1789. Ainsi, en arrive-t-on en France à la coagulation des crises à tous les niveaux de l’État et de la société, y compris dans les villages (Jessenne, 2013 ; Jessenne – Vivier, 2016) elle débouche sur la Révolution française. Nous n’en reprenons pas toutes les étapes et nous limitons à un aperçu des trois principales séquences révolutionnaires dans leur dimension agraire.

Première phase, de 1789 à l’été 1792, les révolutions libérale et paysanne demandent la liquidation de l’Ancien Régime. Les Constituants entendent abolir les servitudes et les prélèvements seigneuriaux tout en confirmant la propriété individuelle de la terre, y compris appliquée aux droits réels14. Mais des mouvements paysans multiformes –simples résistances ou révoltes- imposent l’abandon de fait de ces droits en même temps que la récupération communautaire des biens et usages collectifs. L’individualisation de la propriété c’est aussi la nationalisation des biens du clergé et la mise en vente aux plus offrants à partir de 1790 ; elle profite surtout aux acquéreurs fortunés notamment bourgeois. Les résultats de cette révolution sont donc mitigés ; elle aboutit le 28 septembre 1791 à l’adoption non d’un code rural mais à un décret qui reconnaît la pleine propriété et la libre exploitation tout en laissant subsister les droits d’usages et en ne parlant pas des communaux. En revanche, la liberté du commerce est mise en œuvre.

La deuxième phase de la révolution, de l’été 1792 à la fin de 1794 (an 3), est celle de la propriété égalitaire et de l’Etat dirigiste. D’abord les mesures de partage des communaux (en août 1792), puis, et surtout, les lois de la Convention montagnarde à partir de juin 1793 confirment non seulement l’abolition complète des droits seigneuriaux mais le projet de favoriser l’accès du plus grand nombre de Français à la propriété de la terre, par exemple en vendant les biens nationaux par petits lots. Dans le même temps, l’intervention de l’Etat se traduit dans la réglementation du commerce des subsistances en fixant un Maximum général des prix (septembre 1793) et en réprimant les grands fermiers accusés de spéculation. Les désaccords entre Conventionnels15, les divisions et les conflits fréquents dans les villages, le contexte de guerre et le manque de temps font que cette politique, sans être totalement inefficace, n’est que très inégalement appliquée.

Enfin, de 1795 (an 3) à 1804 (an 12), la consolidation libérale et agraire s’opère, tout en étant mitigée. Dès la fin de 1794, les mesures les plus dirigistes sont abandonnées ; plus ou moins rapidement, on revient à la liberté du commerce, à la vente des biens nationaux aux enchères, au rétablissement de la propriété collective des communaux non partagés. En même temps, il n’est pas question pour le Directoire et le Consulat d’un retour de l’Ancien Régime. Les propriétés, héritées ou acquises, sont confirmées, pour tous ; le clergé est le seul perdant massif. Après encore 10 ans d’hésitations, le Code civil de 1804 consacre cette propriété détenue par un seul individu mais qui peut donner lieu à des usages multiples (vaine pâture, glanage, exploitation du sous-sol). (Chouquer - Jessenne, 2019) Par ailleurs, à partir du Consulat, la pratique de la liberté du commerce demeure elle-même relative : par exemple en cas de crise de subsistance, l’Etat n’hésite pas à mettre en circulation des réserves de grains…

Au final cette Révolution est-elle une révolution agraire ? Il faut souligner les caractères à la fois décisifs et relatifs des changements dans les conditions de la propriété et de l’exploitation. Abolition des servitudes personnelles, puis des droits seigneuriaux, pleine propriété, égalité des droits constituent des émancipations agraires évidentes. Mise en vente de 10% des superficies agricoles sous forme de biens nationaux et accès élargi à la propriété ne sont pas anodins. (Bodinier et Tessier, 2000 ; Béaur, 2008) Pour autant, les structures agraires et la société paysanne ne sortent pas radicalement transformées de la révolution. Ceci ouvre la voie à l’originalité paysanne française : forte proportion de cultivateurs – environ les deux tiers des actifs dans la première moitié du 19e siècle- et grande diversité des exploitations.

Sur le plan idéologique, la Révolution relance les idées de redistribution agraire. D’abord focalisée sur le plafonnement de la superficie des exploitations, elle s’est traduite surtout à partir de 1792, par la multiplication des adresses et pétitions en faveur d’une répartition plus égalitaire de la propriété. C’est l’idéal jacobin du petit propriétaire qui prévaut. Gracchus Babeuf, en 1795, l’infléchit vers la mise en commun des productions, en particulier agricoles. Cette perspective aboutit au Manifeste des Egaux de Sylvain Maréchal, avec sa fameuse formule « La terre n’est à personne mais les fruits à tout le monde ». Ainsi le babouvisme constitue à la fois une résurgence des utopies antérieures et la préfiguration d’un nouveau communisme agraire. Sur ce plan et sur beaucoup d’autres les influences de la Révolution dépassent le cadre national français.

2.3. Les répercussions internationales de la Révolution en Europe

Dès 1789, les mouvements paysans et la peur des privilégiés, l’abolition de l’Ancien Régime et la déclaration des droits de l’Homme ont un puissant retentissement en Europe et contribuent à un changement paradoxal du climat agraire européen. Des secteurs d’Europe occidentale sont gagnés par les protestations paysannes. Ainsi en Rhénanie, dès l’été 1789, des paysans refusent de payer les droits seigneuriaux ou pratiquent la chasse dans les forêts ; mais la répression s’impose rapidement. D’ailleurs, dans certains États, les échos de la Révolution française et des troubles ruraux durcissent la réaction anti-réformiste et de défense des privilèges ; nous l’avons déjà évoqué à propos des Habsbourg. Néanmoins dans certains pays comme la Pologne, où pourtant en 1788 avaient été durement réprimées des velléités de soulèvement des serfs, des réformateurs de la Diète, font adopter par le roi, le 3 mai 1791, la constitution polonaise en partie inspirée par l’exemple français et qui promet la protection aux serfs ; quelques mois plus tard la distribution de lots de terre provenant des starosties (domaines royaux) est décidée, mais les bénéficiaires sont des propriétaires déjà en place. La réforme demeure donc socialement très limitée. (Donnert, 1989 ; Lemarchand, 2005)

Un véritable saut dans l’intensité des répercussions de la Révolution française est franchi à la fin de 1792. Non seulement la France est devenue une république, inquiétante pour les souverains européens, mais celle-ci proclame avec force sa volonté de libérer les peuples. Le décret du 15 décembre 1792 est sans équivoque : « Dans les pays qui sont ou seront occupés par les armées de la république, les généraux proclameront sur le champ […] la souveraineté du peuple, [….] l’abolition de la dîme, de la féodalité, des droits seigneuriaux, tant féodaux que censuels, des banalités, de la servitude réelle et personnelle, […], des corvées, de la noblesse et généralement de tous les privilèges ». L’article suivant a beau préciser qu’on veillera à « la sûreté des personnes et des propriétés », pour la première fois un programme de réforme systématique de l’ordre agraire est affiché à l’intention de l’Europe. En fait, les événements de 1793, ne permettent pas la mise en œuvre de ce programme, au contraire même, puisque l’avancée des troupes autrichiennes conduit à un rétablissement partiel du système seigneurial dans une partie du département du Nord, car depuis la mort de Joseph II en 1790, son successeur Léopold II a annulé la plupart des réformes.

Une nouvelle inflexion décisive est doublement franchie en l’an 3 (1795) quand la « Grande Nation » se présente en libératrice dans la lignée de 1792, tout en optant pour le rattachement de nouveaux départements à la République et la satellisation de « républiques-sœurs ». La législation agraire française, dans sa version bourgeoise de l’an 3, devient applicable à de nouveaux territoires. Cette situation « d’annexion libératrice », se traduit d’abord par l’abolition des restes de servage et des droits seigneuriaux. Néanmoins les modalités varient d’un territoire à l’autre, entre abolition complète, abolition avec rachat des droits réels, transfert des prélèvements à l’Etat16. En second lieu, les biens d’Église ou de certaines personnalités condamnées sont mis en vente comme biens nationaux. Les superficies concernées ne sont évaluées que pour des portions de territoire ; elles s’élèvent à environ 10% des terres cultivables dans trois départements belges, à 6,6% en Rhénanie, 3,3% dans le secteur de Bologne. Les modalités de vente sont proches de celles pratiquées en France en 1790 et les effets similaires: la bourgeoisie, urbaine et secondairement rurale, est la principale acquéreuse17. (Antoine, 2000, pp. 285-307) Là encore, la vente des biens nationaux bouleverse peu la répartition de la propriété entre paysans et non-paysans, sauf aux dépens du clergé. Enfin, les usages collectifs reculent peu. (Vivier, 2020)

La dimension émancipatrice de cette révolution exportée n’empêche pas qu’elle provoque aussi des résistances et protestations paysannes: «Vive la foi » de Ligurie (1797), « Guerre des paysans » en Belgique (1798), « Viva Maria » en Toscane et « Sanfedistes" en Italie du Sud (1799). Ces mouvements ont des motifs entremêlés : religieux, anti-français, contre les pénuries, pour l’accélération des améliorations du régime agraire (Capra, 2001). L’application du modèle français ne va donc pas plus de soi que le suivi de la doxa libérale. Par ailleurs, l’écho du courant égalitaire ravivé par la Révolution française demeure aussi incertain et éphémère. Certes des clubs et sociétés politiques se sont créés un peu partout, mais outre qu’ils sont surtout urbains, ils restent largement confinés à une élite bourgeoise. Par exemple en Hongrie, le mouvement réformiste animé par Joseph Hajnóczy, déçu par les Habsbourg, se met à l’écoute de la Révolution française et se rapproche des Jacobins ; il suscite la multiplication des cercles de lecture et de réflexion, avec presque toujours au programme des mesures agraires. Mais ce mouvement ne parvient pas à résorber deux faiblesses : une très faible implantation dans les campagnes ; le ralliement croissant de l’élite hongroise à la monarchie protectrice. Le mouvement est très durement réprimé en 1794. (Bourdin, 1998, p. 10)

Au total, l’idée d’une réforme agraire redistributrice est peu reprise en Europe. La publication en 1797 de Justice agraire par Thomas Paine ne doit pas faire illusion : d’une part l’ouvrage est publié à un moment où l’ex-conventionnel, retourné aux Etas Unis, n’a plus guère d’audience en France et en Europe, d’autre part plutôt qu’une réforme agraire, il préconise un impôt sur les héritages fonciers qui permettrait le versement d’une allocation universelle18. Il faut donc attendre la diffusion de l’ouvrage de Buonarotti, paru en 1827, pour que soit réactivé le souvenir des Égaux19.

En revanche les impulsions françaises ont été durables quand elles se sont inscrites dans les lois et les documents fonciers, en particulier dans les territoires de l’Empire napoléonien. L’exemple de la rive gauche du Rhin montre que c’est lors des reventes que les paysans obtiennent des parcelles, ce qui évite les trop fortes tensions sociales. En 1815 Guillaume Ier d’Orange, récupérant les départements du nord de l’Empire, ne revient sur aucune des mesures, qui ont animé le marché foncier sans vraiment ménager une redistribution foncière. (Antoine, 2007)

L’exemple du royaume de Naples, sous la tutelle étroite de Napoléon, montre aussi l’irréversibilité des réformes imposées. Les droits seigneuriaux y sont abolis en 1806, mais ici les droits réels sont rachetables. (Villani, 1964 ; Rescigno, 2017, ch.1) La mise en culture des communaux contre une rente modique décidée par Joseph Bonaparte et la vente par Murat des biens domaniaux, ont de profondes incidences sur les structures foncières mais elles ont perdu les visées sociales de la réforme agraire, pour satisfaire au plus vite les besoins du Trésor. Ce sont la bourgeoisie et l’aristocratie qui en profitent, et non la petite propriété cultivatrice. Les paysans restent ici dans une position précaire. Même si l’Église et l’aristocratie retrouvent leur place à Naples après 1815, les structures agraires sont modifiées, et par voie de conséquence, la répartition des pouvoirs politiques.

Après 1815, c’est donc dans les anciens départements de l’Empire que les réformes révolutionnaires ont le mieux abouti. Malgré le climat de réaction politique et le désir de revanche des anciens privilégiés, les acquis sont préservés sous la forte pression des paysans et autres acquéreurs de biens nationaux.

Ailleurs l’héritage des idées réformatrices du 18e est très variable dans une Europe fragmentée entre Etats libéraux et Etats autoritaires. La Grande-Bretagne et les Etats scandinaves ont poursuivi les réformes engagées pour créer des fermes en pleine propriété mais selon des modèles très différents, au profit des seigneurs et grands fermiers en Grande-Bretagne, des propriétaires moyens en Scandinavie et Allemagne du nord. Nombre d’États, tiraillés entre Ancien Régime et libéralisation, réalisent les réformes par à-coups au cours du 19e siècle ; c’est le cas dans les Etats allemands non unifiés ou en Espagne. Ici, des réformes amorcées par Charles III, il ne reste pendant la guerre d’Espagne (1808-1810) qu’un objectif financier qui conduit Joseph Bonaparte à décider la vente de 5,3 millions d’hectares de biens des couvents et des municipalités. Mais les libéraux des Cortes de Cadix (1810-14) reprennent ce programme en saisissant sans indemnité les biens des couvents masculins et en autorisant la vente de baldios sur le territoire espagnol (décret du 4/1/1813). Les Cortes décident aussi la privatisation de toutes les terres dans leur Empire d’Amérique (décret du 4 janvier 1813). (Demelas, 2003, pp. 197-215 et 219-227)

C’est en Europe centrale que les transformations seront les plus tardives car le pouvoir de l’aristocratie foncière reste prépondérant et la paysannerie ne peut bénéficier d’aucun soutien de la bourgeoisie qui n’est pas impliquée.. (Kecskeméti, 2010, pp.119-145)

Conclusion

C’est bien la convergence des préoccupations d’économie politique, des curiosités ou innovations agronomiques et des circulations d’idées qui donnent une forte impulsion libérale à l’échelle de l’Europe des Lumières. Toutefois, la conviction que la liberté des hommes, des échanges, et celle de la jouissance du sol constituent la clef du progrès commun n’exclut pas de profonds désaccords sur les modalités pratiques du changement – de la superficie idéale des exploitations aux conditions de suppression des communaux ou aux manières de traiter le régime seigneurial. Par conséquent, partout en Europe, ce sont bien les politiques d’Etat qui initient les réformes et leur donnent leurs caractéristiques nationales fort variables ; les réactions, de rejet ou d’impatience, qu’elles provoquent s’avèrent aussi répandues que diverses. Il n’est donc pas étonnant qu’à la fin du siècle, quand les difficultés s’accumulent et que l’élan réformateur ou les Etats fléchissent, la fragmentation des évolutions nationales l’emporte. Elles vont de la poursuite quasi continue des réformes –en Grande-Bretagne ou Scandinavie- à l’arrêt, voire à la réaction – Russie, Etats des Habsbourg ou Portugal. La France quant à elle offre un scénario original, celui d’une révolution qui est aussi agraire : la transformation de l’Etat et des lois y est indissociable des mouvements ruraux. Cette conjonction conduit non seulement à des changements successifs et plus ou moins radicaux mais aussi à une forme de libéralisation singulière. Elle est marquée par l’abolition complète du système seigneurial, la pleine propriété –confirmée par le Code civil- mais mitigée par le maintien de certains usages collectifs ; par ailleurs, sans redistribution agraire généralisée, la vente de biens nationaux et les partages successoraux permettent la consolidation d’une société de paysans-propriétaires-exploitants très hétérogène. Enfin l’expansion révolutionnaire et l’Empire napoléonien entrainent l’application durable de ces dispositions à une partie de l’Europe occidentale, des anciens Pays-Bas à certains territoires italiens ou à la rive gauche du Rhin. Reste une partie de l’Europe –autres Etats allemands, reste de l’Italie, Espagne- où la libéralisation inspirée ou non par l’exemple français, sera à la fois différée et souvent opérée par à-coups successifs selon les situations politiques internes et l’unification nationale.

Au total, qu’à l’internationalisation européenne des réformes agraires libérales ait succédé une sorte de nationalisation des évolutions et des politiques agraires peut surprendre, mais en fait le paradoxe n’est qu’apparent dans la mesure où dès l’origine et contrairement à certaines idées reçues, le libéralisme va de pair avec un État ordonnateur fort que Turgot, contrôleur général des finances appelait de ses vœux.

Les références

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Notes

1 Sur l’histoire de cette notion de réforme agraire et la variabilité de son acception voir JP. Jessenne, P. Luna et N. Vivier, introduction au N° thématique de la Revue d’Histoire et contemporaine, « Les réformes agraires dans le monde », 63-4, Octobre-Décembre 2016, p. 7-27. Pour une étude récente d’exemples variés [P. Luna, N. Mignemi (dir.), 2017]. Nous insistons sur le fait que les questions posées associent indéfectiblement : propriété de la terre, mode d’exploitation et statut des personnes.
2 Fragment sur le gouvernement, (1776) [1996] Paris: Bruylant, p. 7.
3 Smith Adam, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, (1776), Londres – trad. fançaise, La Richesse des nations.
4 Musset-Pathay, Victor-Donatien, (1810), Bibliographie agronomique ou Dictionnaire raisonné des ouvrages sur l'économie rurale et domestique et sur l'art vétérinaire. Paris, p. 30.
5 Essai sur la différence du nombre des hommes dans les temps anciens et modernes, traduit par M. de Joncourt en 1754.
6 Robert-Joseph Pothier (1699-1772), jurisconsulte, auteur de nombreux traités dont le Traité des personnes et des choses, Paris, (1re éd. 1777) ; ses travaux inspirent les auteurs du Code civil.
7 (1690), Second Traité sur le gouvernement civil. Sur les idées égalitaires et Rousseau, Delaporte, A, 1987, notamment p. 268-298.
8 Peu de formulations nouvelles au 18e siècle à part Morelly qui publie son Code de la Nature en 1755 où il dénonce la propriété privée comme une corruption et prône la vie en communauté.
9 États de Brabant, Réponse à la lettre des gouverneurs généraux demandant d’examiner la question des fermes, 2 mai 1782, AGR, Bruxelles, texte cité par C. Bruneel, (1990), annexe XVII.
10 Edition de La Haye : t.1, p. 78-79.
11 Parmi les droits d’usage sur les propriétés privées figurent la vaine pâture ou le glanage ; c’est pour les empêcher qu’on préconise le droit de clore les parcelles.
12 Nous ne pouvons traiter dans cet article deux impacts de la Révolution française sur des structures agraires spécifiques : la mise en cause de l’économie de plantation et de l’esclavage dans les colonies françaises, en particulier Saint-Domingue, et les échos des idéaux d’émancipation en Amérique du Sud.
13 Le mouvement est attesté par de nombreuses monographies et confirmé par l’enquête nationale dirigée par Jean Nicolas (2002), La rébellion française, Paris: Seuil.
14 Les constituants incluent les droits seigneuriaux réels -comme les champarts- dans cette propriété foncière ; c’est pourquoi ils les déclarent rachetables.
15 Par exemple en l’an 2 certains pensent qu’il faut ménager la grande exploitation pour assurer le ravitaillement quand d’autres incitent les autorités locales à multiplier les arrestations de ces grands fermiers.
16 Le sujet complexe mériterait une étude à lui seul. Nous renvoyons pour une première approche à Lemarchand G, 2011, 3e partie.
17 Bodinier B., Teyssier E, op. cit. , 2000, p. 285-307. Voir en particulier l’étude de la Belgique par F. Antoine dans le Département de la Dyle, la bourgeoisie emporte 77% des biens vendus.
18 (1797), Justice agraire , Paris : Chez Ragouleau.
19 C’est en 1828 que Buonarotti publie à Bruxelles son ouvrage de référence La conspiration pour l’égalité dite de Babeuf, rééd 1957, Paris : Ed. sociales, 2 vol.

Recepción: 26 Febrero 2020

Aprobación: 21 Abril 2020

Publicación: 01 Abril 2021

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